Nous avons mis pied sur le continent Antarctique dans la baie de Terra Nova. C'est dans cette même baie que Shackleton puis Scott avaient auparavant mouillés, à une autre époque, avant de s'aventurer à la conquête du pôle. C'est sur cette côte donnant sur la mer de Ross, aujourd'hui appelée Côte Scott, que les italiens ont choisi d'installer leur station. Baptisée Mario Zucchelli en l'honneur du directeur de l'institut polaire italien qui en dirigea la création, MZS (Mario Zucchelli Station) est lovée dans une enclave de granit brut.

Bien que dotée des moyens permettant d'y accoster par la mer, c'est par les airs que l'on y accède. Arrivés en Hercule C-130, nous nous sommes posés sur un ice-shelf à près de 25 km de la station, au lieu-dit du Browning Pass.

Au beau milieu de nulle part.

Le programme d'une partie du groupe est de rejoindre le splendide DC3 posé à quelques dizaines de mètres afin de continuer le voyage jusqu'à Concordia. Le programme de l'autre est de séjourner quelques jours à MZS en attendant le retour du DC3. Prévu dans le premier, c'est pourtant vers le second que l'on m'oriente.

Je ne le regretterai jamais.

Les quelques kilomètres à parcourir pour rejoindre MZS se font en hélicoptère. Une grande première ! Au décollage, hauts d'une poignée de mètres, nous survolons l'ice-shelf quelques minutes. Notre pilote prend alors de l'altitude pour raser les montagnes environnantes et découvrir d'abruptes pics de roches brutes, d'imposants glaciers dégringolants, et d'infinies surfaces gelées. Puis des falaises de glace, la banquise, et la mer. Brusquement, nous virons à droite pour survoler de gigantesques blocs de granit et enfin voir apparaître les couleurs vives de la station italienne.

Le paysage est extraordinaire. À l'est, la baie de Terra Nova s'étend, en partie gelée. Plus loin, à l'infini, la mer de Ross. On se retourne alors pour contempler, s'étendant du nord au sud, un horizon très proche constitué d'une inextricable continuité de monts et pics rocheux. La Chaîne Transantarctique, sur des milliers de kilomètres. S'étirant de l'extrémité des Terres Victoria jusqu'au delà du pôle, elle représente une imposante particularité du continent. Au nord, perché à 2 730 mètres d'altitude, culmine le Mont Melbourne. D'une morphologie volcanique typique, imposant, il est impossible à rater.

L'accueil des italiens et très chaleureux. En petit nombre dans une si grande base, ils semblent sincèrement heureux de nous faire découvrir leur environnement, heureux de partager leur logis pour quelques jours, de prendre soin de leurs hôtes. Dotés d'une radio, nous avons carte blanche : nous sommes autorisés à aller où bon nous semble et de nous promener aussi loin de la station qu'il nous paraît raisonnable.

Nous le répéter deux fois n'aurait pas été nécessaire. Après 4 jours de vol, nous avons enfin la possibilité de nous dégourdir les jambes, sans restriction. Et, bien que fatigués, la magie du continent n'a de cesse de nous envoûter. Puisque le ciel est bleu et que le vent dort, puisque le Soleil ne compte pas se coucher avant plusieurs semaines et que le climat est doux, en route pour une petite balade !

De quoi se dégourdir les jambes ?... Petite balade ? Quoiqu'il en soit, nous ne sommes de retour que plus de 3 heures après.

Au plus loin, les pales de l'hélicoptère se font muettes, les bruits de la centrale absents, la moindre trace de présence humaine totalement oubliée. Nous sommes deux, seuls au Monde sur un continent perdu, marchant en silence sur un sol inexorablement granitique. Surpris de temps à autre par le cri aigu d'un Skua, nous débouchons sur une plage de glace que nous surplombons d'une cinquantaine de mètres, du haut d'une falaise abrupte. Émerveillés, nous nous installons quelques minutes à contempler ce paysage enchanteur.

En contrebas, des phoques de Wedell se dorent au Soleil, alors que des manchots Adélies s'affairent à leurs côtés. Brusquement, l'un deux fait volte-face et se met à gravir la côte glacée sur une dizaine de mètres. Puis s'arrête, se retourne, et lance un cri d'appel. Ses camarades s'inquiètent, l'observent curieusement. Lorsqu'il s'élance d'un bond dans une glissade sur le ventre, rapide et gracieuse jusqu'à atteindre l'eau qu'il rejoint d'un plongeon, c'est un tonnerre d'applaudissement qui éclate du public. Tandis que le héros du jour surgit de l'eau, la piste est prise d'assaut par ses homologues, réitérant l'exploit sans aucune difficulté.

Nous sommes stupéfaits. Depuis combien de milliers d'années cette scène se reproduit-elle ? Témoins de l'immuable, nous nous sentons privilégiés. Alors que nous vivions notre quotidien occidental, entourés de voitures, d'électronique, des nouvelles du jour et de politique ; alors que les siècles passent, que l'Homme découvre le Feu puis l'Amérique, invente la roue puis la machine à coudre, apprend à communiquer puis construit Internet, la même scène se reproduit inlassablement de l'autre coté du Monde, sur une terre gelée, loin de tous ces bouleversements.

Des manchots jouant sur la glace tandis que l'Homme apprend à se tenir debout. Des manchots jouant sur la glace tandis que l'Homme pose le pied sur la Lune.

Des manchots jouant sur la glace... pour combien de temps encore ? Espérons...